Angelique Umugwaneza |
Quelle est votre nationalité? La réponse fuse. « Je suis Danoise! ». Puis Angélique Umugwaneza fait la moue. Après tout, la question l’agace. « On me le demande souvent et j’ai toujours un peu de problèmes à y répondre. Parfois, je n’ai pas envie parce que cela reste difficile. J’ai juste appris à la gérer ». Survivre toujours et encore. Même là, dehors, en temps de paix, dans un pays où le sang ne coule pas, où les larmes ne sont qu’un luxe, vécu comme un drame infini.
Angélique est née au Rwanda, en 1980. Après le génocide rwandais, elle a passé sept longues années de sa jeune vie à fuir de camp en camp, de forêt en forêt. Aujourd’hui, elle a un passeport danois. Elle travaille à Bangui, en Centre-Afrique. Ce passeport, justement, est davantage qu’un papier, plus qu’un permis de circuler, c’est une identité pleine et entière qui vaut de pardon et d’effacement. Une identité qui ne dit pas, ou plus, qu’elle fut et est encore, Hutu.
On ne peut qu’imaginer. Que cette belle et pulpeuse trentenaire assise là face à nous, ait pu un jour, dans un passé pas si lointain, n’avoir que les os sur la peau. Que ses jolis traits aient pu être émaciés, son sourire crispé par la douleur, le manque et l’incompréhension. Oui, on ne peut qu’imaginer. Parce qu’Angélique désormais respire la force, l’énergie folle et puissante qui cheville au corps ceux dont le destin est si spécial, ceux dont la destinée leur échappe et qu’ils rattrapent comme par miracle, comme par souci, que oui en se battant, on peut maîtriser quelque chose, en ce bas monde.
Au cours de l’entretien, Angélique ne se dérobera jamais, se lèvera une fois, éprouvée, parce que se retourner sur sa vie, reste quelque chose qu’elle ne fait pas si facilement. Se retourner, c’est sans doute souffrir, peut-être même mourir un peu, et ça Angélique Umugwanez, enfant du Rwanda, le refuse obstinément. Elle ne sait pas pourquoi elle a survécu à cet enfer, elle n’a pas de réponse. Juste une certitude: la vie, sa vie, qu’elle se construit et qui l’attend aujourd’hui, il n’est pas question qu’elle la laisse s’échapper.
A cette époque, les Hutus et les Tutsis se marient encore entre eux
Il y eut l’enfance heureuse à Gikongoro dans le sud du Rwanda. Papa était douanier. Sa maman avait reçu « une éducation ménagère ». Il y a aussi deux autres sœurs, le grand frère Théogène et le petit Adrien. La famille est catholique pratiquante. A cette époque, les Hutus et les Tutsis se marient encore entre eux. La seule ethnie qu’on évite, c’est les Twa qui sont des pygmées que l’on dit sales et misérables. Le joli conte s’arrête là. On peut dire que la suite appartient à l’Histoire. Celle qu’on lira sans doute dans les manuels scolaires, un jour.
Celle du génocide des Tutsis commis par les Hutus. Celle que raconté l’écrivain Jean Hatzfeld dans son remarquable ouvrage, Dans le nu de la vie. « En 1994, entre le lundi 11 avril à 11 heures et le samedi 14 mai à 14 heures, environ 50.000 Tutsis, sur une population d’environ 59.000, ont été massacrés à la machette, tous les jours de la semaine de 9h30 à 16 heures, par des miliciens Hutus, sur les collines de la commune de Nymata, au Rwanda ». Ce sera le début d’un génocide qui entrainera la mort de 800.000 personnes, selon l’ONU.
Génocide : un mot terrible. Angélique ne se résout jamais à l’utiliser. Elle tourne autour, préfère « guerre, tragédie, massacres, meurtriers, agresseurs, criminels, démons ». Pourtant, il en faut du courage pour oser raconter cette histoire. Oser vouloir donner le point de vue de l’autre. Celui par qui le mal est arrivé. Celui par qui, on peut l’espace d’un long instant, avoir douté de l’humanité. Angélique a décidé de lever un voile sur ces méchants, les Hutus, elle a voulu dire aussi leurs souffrances, leurs errances. Elle a choisi de témoigner en faveur de ce ces Hutus qui prirent la défense des Tutsis et qui périrent aussi. « Je trouvais bizarre que l’histoire de mon pays s’arrête à la fin du génocide, comme si après, il n’y avait plus rien, ou comme si après, tout était allé très bien. Je l’ai ressenti comme une injustice.
J’ai voulu réparé en quelque sorte. Beaucoup de monde est mort aussi du côté Hutu, mais leur mort, parce qu’ils portaient le sceau de l’infamie, n’intéressait plus personne ». Le retour sur ce passé commence un peu comme une thérapie. Angélique écrit en danois, mais ne pense pas tout de suite à une publication. Ce sera la rencontre avec un homme bienveillant, l’historien Peter Fuglsang qui fera l’étincelle. Elle emménage chez lui. Trois ans de travail et de disputes! Ils en rigolent aujourd’hui. « J’étais plus dans une analyse géopolitique et Peter me ramenait toujours à ces petits détails de la vie dont je ne voyais pas l’intérêt. Et puis les questions sont arrivées et les réponses, je n’arrivais pas à les lui donner, à me les donner. Il avait raison bien sûr ». Angélique produit 300 pages en danois, en « mauvais danois ». Peter veille et patiente.
« La réponse était toujours : il ou elle a été tué ici ou là »
« Aux vacances de Pâques 1994, le 7 avril au matin, mon père a écouté la radio pour les informations. Mais au lieu de nouvelles, la radio ne diffusait que des chants de complainte. Papa nous a dit, il s’est passé quelque chose, mais quoi je ne sais pas ». Le président rwandais Habyarimana, surnommé « l’Invincible », était mort dans un accident ‘avion. Puis c’est le sinistre décompte dans la vie d’Angélique. « Je me souviens le 9 avril, en allant rejoindre une camarade de jeu, j’ai rencontré une fille tutsie que je connaissais, Nyiramana.
Elle errait les mains vides, sans but, et avait l’air d’avoir peur. Ce soir-là presque tous les Tutsis ont fui ». Angélique voir un homme se faire tuer pour la première fois de sa vie. « Enfin il n’y eut plus personne sur qui les agresseurs pouvaient se jeter ». Et vers le mois de juin, les choses se calment. « Les Tutsis n’étaient plus là, la vie routinière et quotidienne pouvait reprendre. L’école a rouvert mais il manquait pas mal d’élèves. J’ai réalisé que j’avais rarement su qui était Tutsi ou Hutu. Nous demandions qui était là ou pas, et la réponse était toujours : il ou elle a été tué ici ou là ».
Tout est terrible dans le livre d’Angélique. La façon de raconter l’autre, les horreurs qu’elle et sa famille traversent dans cette fuite éperdue à travers le pays puis le Zaïre et enfin Bangui en Centrafrique. Les Hutus ont tués les Tutsis puis les Tutsis ont massacré des Hutus. Les soldats zaïrois ont volé violé, tué ces Rwandais en fuite.
« J’étais assise et les hommes racontaient que c’était le FPR (Front patriotique rwandais) qui brûlait les Hutus. Puis ces hommes ont raconté comment eux-mêmes avaient tué des Tutsis avec des lances, et comment ils tenaient la lance quand ils devaient tuer. Tout cela dépassait mon entendement. Tutsis ou Hutus tous de vrais démons! Et j’avais très peur ». Angélique possède encore le regard d’une enfant. Et le camp de Kabila est déjà le quatrième camp de réfugiés qu’elle et sa famille ont occupé.
« Pourquoi j’ai survécu, je ne sais pas »
Pourquoi moi? Pourquoi pas les autres? C’est la question lancinante chez tous les survivants. « Pourquoi j’ai survécu, je ne sais pas. La chance, le hasard, c’est la grande question. J’ai vu des gens se battirent contre leur sort d’autres abandonner et mourir. Je me rends compte aujourd’hui que j’étais parmi les plus faibles. Et pourtant me voilà. J’ai éprouvé une grande culpabilité jusqu’à l’écriture de ce livre ». Jusqu’à l’évocation de son frère, celui qu’elle a dû laisser derrière elle.
« J’ai cru faire ce qu’il y avait de mieux pour lui. Le laisser venir avec nous dans cette fuite horrible, il n’aurait pas survécu ». Aujourd’hui encore, Angélique demande à ce frère, qui pourtant a finalement survécu, s’il ne lui en veut pas. La réponse est toujours la même, incrédule et immuable : « Pas du tout, pourquoi? ». Angélique se lève. Elle a les larmes aux yeux. Elle qui a traversé de forêts sur des milliers de kilomètres, qui a vu la mort, qui a connu la faim, la perte de ses proches (sa mère et son frère), elle si vivante aujourd’hui, ne supporte pas cette faiblesse qui la rend pourtant si humaine. « Ce que j’ai fait n’était pas moralement acceptable », souffle-t-elle. Son frère étudie au Kenya, elle paie pour ses etudes.
Angélique n’est jamais revenue au Rwanda. « Ce n’est pas une priorité. Et puis avec ce livre, je ne suis pas la bienvenue ». Elle sait où est son père (au Rwanda) mais ne l’a pas revu depuis 20 ans. Sa sœur, avec laquelle elle a survécu et qui vit à Oslo, elle ne la voit pas davantage. En ce sens, Angélique a raison, l’histoire du génocide au Rwanda ne s’est pas arrêtée là brusquement, après la fin des massacres. Sa famille s’est disloquée, tout comme son identité.
Elle a dû passée du stade de réfugiée à celui de citoyenne. Aujourd’hui, Danoise, d’origine rwandaise, elle regarde encore ce monde-là (ce monde des blancs) qui la pourtant sauvée, avec méfiance. « Ils (organisations onusiennes et humanitaires) nous ont abandonnés là-bas ». Angélique ne cède sur rien. Paradoxale, elle admet que sa vie avec les Blancs n’est pas chose facile. « Je ne sais pas ce qu’ils pensent de moi ». Un sujet de grande discussion avec Peter qui veut lui faire comprendre que l’identité n’est pas une question de couleur mais de culture. Mais Angélique avoue aussi qu’en Afrique, elle se sent étrangère. Au Rwanda, des hommes ont tué d’autres hommes. Dans cette folie, ils ont jeté sur le chemin des femmes des enfants innocents. Angélique Umugwaneza s’est perdue puis a retrouvé un bout de son chemin. Mais elle, qui est-elle au fond? « Je suis plusieurs personnes, en une seule personne ».
Les enfants du Rwanda par Angélique Umugwaneza et Peter Fulglsang, traduit du Danois, par Inès Jorgensen, Editions Gaïa, 345 pages, 22 Euros. Dans le Nu de la Vie par Jean Hatzfeld, Editions du Seuil.
Source: Karen Lajon – Le Journal du Dimanche
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